CHAPITRE IX
Bien avant l’aube Yeuse fut sortie de son sommeil par une série de bruits sourds, de cliquettements et passa en hâte un peignoir pour regarder à travers le hublot de sa chambre-compartiment. De là elle découvrait une partie du camp militaire.
Les gros bâtiments de la flotte paraissaient immobiles et elle dut sortir dans le couloir pour voir ce qui se passait. Vers le Sud-Est un nuage de glace pulvérisé ensevelissait les énormes machines de nivellement.
La femme de chambre Sonia sortit elle aussi de son compartiment tout ébouriffée, les yeux gonflés de sommeil.
— Ils ont dû commencer les travaux, dit-elle. J’ai appris hier au soir que le réseau allait continuer vers le Sud-Est.
— Hier au soir ?
Sonia parut un peu embarrassée :
— Je suis allée à une soirée chez les officiers qui dirigent les soldats-ouvriers… C’est là-bas que j’ai entendu dire que tout recommençait. On recherche ce maudits Rénos et ils se cacheraient dans des collines de glace.
— Des collines de glace…
Songeuse, Yeuse rentra chez elle, prépara son bain. Comment l’état-major avait-il obtenu aussi rapidement les résultats de la goniométrie, alors qu’elle-même attendait toujours le message du Président Kid ? Il y avait un mystère dans cette rapidité et elle pensait que les Sibériens disposaient de moyens de détection qu’ils ne voulaient pas lui révéler.
En sortant du bain elle essaya d’appeler le train du général Sofi, mais on lui répondit que le chef d’état-major était sur le chantier qui venait de débuter.
Elle s’irrita de devoir dépendre de son amant pour aller et venir dans la base. Aucune draisine n’était mise à sa disposition, et d’ailleurs il n’existait aucune voie pour les transports locaux. On se déplaçait généralement à pied, sauf les équipages des grosses unités qui pouvaient utiliser des chaloupes et des rails provisoires. Mais ils ne tenaient pas à quitter l’intérieur de leur mastodonte.
Quant à marcher à pied, Yeuse y regardait à deux fois tant la glace était dangereuse, bouleversée, avec des trous mal rebouchés, sale, la couche de suie ne cessant de s’épaissir. Les vapeurs empuantissaient l’atmosphère et le soir, quand les foyers étaient relancés pour la nuit, c’était une sorte de neige sale qui tombait un peu partout.
Elle trouva à s’équiper de vêtements protecteurs et de bottes et, malgré les mises en garde du chef de train, s’en alla vers le chantier qui se trouvait à deux kilomètres. Elle ne pouvait marcher que sur les rails déjà en place et c’était de la folie, à cause des énormes engins qui ne pouvaient freiner, lancés à pleine vitesse. Elle finit par emprunter la banquise, noircissant ses bottes et trébuchant sur les irrégularités.
Les niveleuses opéraient déjà à l’horizon sur des rails provisoires et les poseuses venaient directement après. Le même réseau multivoies allait donc s’étirer sur plusieurs milliers de kilomètres, ce qui ne manquait pas d’être inquiétant. Sur les côtés d’autres machines installaient des barrières contre les congères. Dans ces régions où les vents dépassaient parfois quatre cents kilomètres à l’heure, on voyait accourir du fin fond de la banquise des boules aussi hautes qu’une locomotive qui balayaient tout sur leur passage.
C’était dur de marcher ainsi et les gens avaient perdu l’habitude de le faire. Elle désespérait d’atteindre le wagon panoramique d’état-major qu’elle apercevait sur la droite du chantier. Pourquoi l’armée et la flotte sibériennes étaient-elles chargées de ce chantier ? Où étaient les civils, les Aiguilleurs ? L’état-major décidait et Sofi supervisait, venant de temps à autre de la capitale.
Une patrouille l’intercepta à quelque cent mètres du wagon et elle dit qu’elle voulait voir le général Sofi.
— Je suis attendue.
Mais on ne la crut pas car elle arrivait à pied. Attendue, on serait allée la chercher. Le sous-officier discuta par radio avec son supérieur et finalement ce fut l’aide de camp de Sofi qui intervint.
— Il fallait nous demander d’aller vous chercher. Le général est heureux de vous montrer le début des travaux.
Il y avait une douzaine de haut gradés dans le salon panoramique et tous s’inclinèrent quand elle entra. Sofi souriait d’un air à la fois ravi et goguenard.
— Félicitations, dit-elle sèchement. Votre gonio est exceptionnelle et vous avez plus de chance que moi avec Titanpolis puisque j’attends toujours le message de mon Président.
Sofi parut un peu gêné mais garda sa courtoisie :
— Nous n’avons pas toutes les assurances que c’est la bonne direction, mais nous ne pouvons piétiner sur place en attendant confirmation. Nous avons aussi observé des envols de dirigeables en repérant leur moteur aux infrarouges.
— À combien de distance ?
— Deux mille kilomètres.
— Vos instruments sont vraiment exceptionnels, fit-elle.
Cela jeta un froid et, sous des prétextes divers, chacun se retira, la laissant seule avec son général. Il l’entraîna vers la baie à l’avant et elle put admirer le spectacle. Il était grandiose et elle compta huit gros engins qui attaquaient la banquise, l’aplanissaient sur une largeur de deux kilomètres, prévoyaient les assauts des congères, tandis que les poseuses ne paraissaient plus vouloir s’arrêter une fois lancées. Il lui confirma qu’elle voyait juste :
— Ça coûterait trop cher de les immobiliser et de les relancer. Pour démarrer elles ont besoin de quantités énormes de carburant.
— Vous pensez être sur les Rénovateurs dans combien de temps ?
— Moins d’un mois.
— Vous êtes sûr qu’ils sont là-bas ?
— Et cette fois ils ne pourront pas fuir avec le train.
— Vous êtes-vous demandé pourquoi les derniers n’ont pas été transportés par dirigeables ?
— Non. Leur conseil d’administration a jugé que c’était du gaspillage, non ?
— Et ils ont préféré affronter le Réseau des Disparus, Tusk Station et les hors-la-loi ?
Il lui offrit une cigarette, en prit une, alluma les deux toujours avec sa seule main.
— Vous connaissez bien le coin, n’est-ce pas ?
— Je n’y suis jamais venue, mais Lien Rag, lui, a fait une très longue expédition naguère dans cette région… Il a connu les pires ennuis.
Une carte était étalée sur la table centrale recopiée d’après de vieux documents d’avant l’ère glaciaire. On y avait apporté des précisions à la main.
— Notre chance c’est d’avoir rencontré une tribu de Roux qui a accepté de nous renseigner sur ces régions inconnues. Il n’y a jamais eu de réseau dans le secteur. La limite c’est le Réseau des Disparus au Sud et notre Réseau de Béring au Nord. Un territoire énorme de millions de kilomètres carrés.
— Une tribu vraiment ?
En fait elle pensait que les Sibériens envoyaient des missions d’exploration à bord de traîneaux tirés par les chiens ou automobiles. Mais à cause des Accords de New York Station c’était un secret jalousement gardé.
Les Roux se montraient peu disposés à donner des détails sur des territoires qu’ils parcouraient et où ils ne rencontraient pas d’Hommes du Chaud. Ils savaient que ces derniers étaient toujours disposés à lancer leurs maudits rails dans les endroits les plus reculés pour trouver des colonies de phoques et des passages de baleines.
— Dans mille kilomètres nous allons aborder une partie très difficile, des collines de congères assez importantes qui nous donneront du mal. Il nous faudra des jours et des nuits pour en venir à bout. D’ailleurs ça correspond exactement à la latitude où les vents commencent à faiblir et où les congères rouleuses perdent leur vitesse.
Yeuse se penchait sur la carte, essayait de se repérer. Elle constatait avec soulagement que la cité fantôme où elle avait vécu des mois jadis n’était pas mentionnée. Qu’on ne la découvre jamais, qu’on laisse le vieux Pavie dormir de son dernier sommeil dans le cimetière des Hommes-Jonas et des baleines.
— Ces collines sont ici, représentent entre deux cent mille et cinq cent mille kilomètres carrés. On dit qu’elles peuvent occuper plus de place en certaines occasions ou au contraire rétrécir selon les vents.
— Ce trait, c’est le Réseau des Disparus ?
— Exactement. Il rejoint les réseaux panaméricains qui ne font que de timides incursions sur cette banquise qu’on dit la plus mystérieuse du monde… Mais j’ignore comment s’effectue le raccordement.
Yeuse se souvenait vaguement du récit de Lien Rag. Peut-être aurait-on pu retrouver dans ses papiers des détails plus précis. Mais elle préférait ne rien confier de ce genre au général Sofi.
— Les Roux appellent ces collines les mangeuses d’hommes… Ils ont dû y laisser des cadavres des leurs dans la traversée. Les congères sont instables et…
— Ce n’est pas le sens qu’il faut donner à cette appellation, dit-elle soudain alertée.
Elle pointa son doigt sur le contour vaguement arrondi des fameuses collines de glace :
— Vous savez ce que c’est ? Jelly… L’amibe monstrueuse qui n’a cessé de grossir sur ce territoire, phagocytant tout ce qui est vivant pour se nourrir…
— Yeuse, fit-il en s’esclaffant… Mais voyons, Yeuse, comment pouvez-vous croire à ces stupidités ?… Une amibe géante… Et même si elle existait nous la détruirions à coups de missiles…
— Elle passe pour indestructible, et si les Roux vous en ont parlé c’est qu’elle continue à faire des ravages… Les hors-la-loi du Réseau des Disparus la redoutent et certaines stations perdues crèvent de peur chaque nuit dans la crainte de ses pseudopodes.
Il secouait la tête, un peu agacé par son insistance :
— Des amoncellements de congères, c’est tout. Dans une zone dépressionnaire où les vents tournent en rond…
— Vous pouvez la contourner…
— Mais justement c’est impossible puisque les Rénovateurs sont installés ici.
Il lui montra une croix rouge :
— À mille kilomètres de cette bordure nord-ouest. Bien sûr ils ont cru trouver l’endroit idéal mais nous les débusquerons, les obligerons à fuir… Jusqu’à ce qu’ils demandent grâce un jour.
Yeuse regardait la croix rouge.
— Ils ne peuvent habiter le corps gélatineux d’un tel monstre, murmura-t-elle.
— Ah, vous voyez que vous devenez raisonnable. Je ne vous le fais pas dire.
— À moins que les Rénos n’aient trouvé le moyen de coexister avec ce protoplasma dangereux… Ce sont des gens pleins de ressources et bon nombre de chercheurs scientifiques les ont rejoints ces dernières années. Souvenez-vous de mon amie Ligath qui maintenant est revenue en Sibérienne. Spécialiste du nucléaire…
— Cette fois ils devront utiliser les dirigeables pour s’enfuir et nous aurons des chances de les abattre car, voyez-vous, mon plan c’est de construire cet énorme réseau de façon ostensible mais, dès que nous serons à proximité, commenceront les travaux nocturnes d’une double voie qui s’enfoncera par là. Le jour camouflage total. On va les encercler par ici et ensuite par là. Juste quelques bâtiments légers avec des lance-missiles.